Poème '05 – Chant cinquième' de Nicolas BOILEAU dans 'Le Lutrin'

05 – Chant cinquième

Nicolas BOILEAU
Recueil : "Le Lutrin"

L’Aurore cependant, d’un juste effroi troublée,
Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
Et contemple longtemps, avec des yeux confus,
Ces visages fleuris qu’elle n’a jamais vus.
Chez Sidrac aussitôt Brontin d’un pied fidèle
Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
Le vieillard de ses soins bénit l’heureux succès,
Et sur le bois détruit bâtit mille procès.
L’espoir d’un doux tumulte échauffant son courage,
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l’âge ;
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
Vient éclater au jour les crimes de la nuit.

Au récit imprévu de l’horrible insolence,
Le prélat hors du lit impétueux s’élance
Vainement d’un breuvage à deux mains apporté
Gilotin avant tout le veut voir humecté :
Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s’apprête ;
L’ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,
Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ;
Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux,
Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
Qui tous, remplis pour lui d’une égale vigueur,
Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur.
Mais le vieillard condamne un projet inutile.
Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
Son antre n’est pas loin ; allons la consulter,
Et subissons la loi qu’elle nous va dicter.
Il dit : à ce conseil, où la raison domine,
Sur ses pas au barreau la troupe s’achemine,
Et bientôt dans le temple, entend, non sans frémir,
De l’antre redouté les soupiraux gémir.

Entre ces vieux appuis dont l’affreuse grand’salle
Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux, des plaideurs respecté,
Et toujours de Normands à midi fréquenté.
Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
Hurle tous les matins une Sibylle étique :
On l’appelle Chicane ; et ce monstre odieux
Jamais pour l’équité n’eut d’oreilles ni d’yeux.
La Disette au teint blême, et la triste Famine,
Les Chagrins dévorants, et l’infâme Ruine,
Enfants infortunés de ses raffinements,
Troublent l’air d’alentour de longs gémissements.
Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
Pour consumer autrui, le monstre se consume ;
Et, dévorant maison, palais, châteaux entiers,
Rend pour des monceaux d’or de vains tas de papiers.
Sous le coupable effort de sa noire insolence,
Thémis a vu cent fois chanceler sa balance.
Incessamment il va de détour en détour.
Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :
Tantôt, les yeux en feu, c’est un lion superbe ;
Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l’herbe.
En vain, pour le dompter, le plus juste des rois
Fit régler le chaos des ténébreuses lois ;
Ses griffes vainement par Pussort accourcies,
Se rallongent déjà, toujours d’encre noircies ;
Et ses ruses, perçant et digues et remparts,
Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts.

Le vieillard humblement l’aborde et le salue,
Et faisant, avant tout, briller l’or à sa vue :
Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir
Rend la force inutile, et les lois sans pouvoir,
Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne,
Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l’automne :
Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels,
L’encre a toujours pour loi coulé sur tes autels,
Daigne encor me connaître en ma saison dernière ;
D’un prélat qui t’implore exauce la prière.
Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé,
A détruit le lutrin par nos mains redressé.
Epuise en sa faveur ta science fatale :
Du digeste et du code ouvre-nous le dédale;
Et montre-nous cet art, connu de tes amis,
Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.

La Sibylle, à ces mots, déjà hors d’elle-même,
Fait lire sa fureur sur son visage blême,
Et, pleine du démon qui la vient oppresser,
Par ces mots étonnants tâche à le repousser.

Chantres, ne craignez plus une audace insensée.
Je vois, je vois au chœur la masse replacée :
Mais il faut des combats. Tel est l’arrêt du sort,
Et surtout évitez un dangereux accord.

Là bornant son discours, encor tout écumante,
Elle souffle aux guerriers l’esprit qui la tourmente ;
Et dans leurs cœurs brûlants de la soif de plaider
Verse l’amour de nuire, et la peur de céder.

Pour tracer à loisir une longue requête,
A retourner chez soi leur brigade s’apprête.
Sous leurs pas diligents le chemin disparaît,
Et le pilier, loin d’eux, déjà baisse et décroît.

Loin du bruit cependant les chanoines à table
Immolent trente mets à leur faim indomptable.
Leur appétit fougueux, par l’objet excité,
Parcourt tous les recoins d’un monstrueux pâté ;
Par le sel irritant la soif est allumée :
Lorsque d’un pied léger la prompte Renommée,
Semant partout l’effroi, vient au chantre éperdu
Conter l’affreux détail de l’oracle rendu.
Il se lève, enflammé de muscat et de bile,
Et prétend à son tour consulter la Sibylle.
Evrard a beau gémir du repas déserté,
Lui-même est au barreau par le nombre emporté.
Par les détours étroits d’une barrière oblique,
Ils gagnent les degrés, et le perron antique
Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix.

Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
Dans le fatal instant que, d’une égale audace,
Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux,
Descendaient du palais l’escalier tortueux.
L’un et l’autre rival, s’arrêtant au passage,
Se mesure des yeux, s’observe, s’envisage ;
Une égale fureur anime les esprits :
Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris
Auprès d’une génisse au front large et superbe
Oubliant tous les jours le pâturage et l’herbe,
A l’aspect l’un de l’autre, embrasés, furieux,
Déjà le front baissé, se menacent des yeux.
Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude,
Ne sait point contenir son aigre inquiétude ;
Il entre chez Barbin, et, d’un bras irrité,
Saisissant du Cyrus un volume écarté,
Il lance au sacristain le tome épouvantable.
Boirude fuit le coup : le volume effroyable
Lui rase le visage, et, droit dans l’estomac,
Va frapper en sifflant l’infortuné Sidrac.
Le vieillard, accablé de l’horrible Artamène,
Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
Sa troupe le croit mort, et chacun empressé
Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.
Aussitôt contre Evrard vingt champions s’élancent ;
Pour soutenir leur choc les chanoines s’avancent.
La Discorde triomphe, et du combat fatal
Par un cri donne en l’air l’effroyable signal.

Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle :
Les livres sur Evrard fondent comme la grêle
Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
Abat l’honneur naissant des rameaux fructueux.
Chacun s’arme au hasard du livre qu’il rencontre :
L’un tient l’Edit d’amour, l’autre en saisit la Montre ;
L’un prend le seul Jonas qu’on ait vu relié ;
L’autre un Tasse français, en naissant oublié.
L’élève de Barbin, commis à la boutique,
veut en vain s’opposer à leur fureur gothique :
Les volumes, sans choix à la tête jetés,
Sur le perron poudreux volent de tous côtés :
Là, près d’un Guarini, Térence tombe à terre ;
Là, Xénophon dans l’air heurte contre un la Serre,
Oh ! que d’écrits obscurs, de livres ignorés,
Furent en ce grand jour de la poudre tirés !
Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre :
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre,
Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois,
Tu vis le jour alors pour la première fois.
Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure :
Déjà plus d’un guerrier se plaint d’une blessure.
D’un le Vayer épais Giraut est renversé :
Marineau, d’un Brébeuf à l’épaule blessé,
En sent par tout le bras une douleur amère,
Et maudit le Pharsale aux provinces si chère.
D’un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi
A longtemps le teint pâle et le cœur affadi.
Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
Vers le sommet du front atteint d’un Charlemagne,
(Des vers de ce poème effet prodigieux)!
Tout prêt à s’endormir, bâille, et ferme les yeux.
A plus d’un combattant la Clélie est fatale :
Girou dix fois par elle éclate et se signale.
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri.
Ce guerrier, dans l’église aux querelles nourri,
Est robuste de corps, terrible de visage,
Et de l’eau dans son vin n’a jamais su l’usage.
Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset,
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
Et Gerbais l’agréable, et Guerin l’insipide.

Des chantres désormais la brigade timide
S’écarte, et du palais regagne les chemins :
Telle, à l’aspect d’un loup, terreur des champs voisins,
Fuit d’agneaux effrayés une troupe bêlante ;
Ou tels devant Achille, aux campagnes de Xanthe,
Les Troyens se sauvaient à l’abri de leurs tours,
Quand Brontin à Boirude adresse ce discours :

Illustre porte-croix, par qui notre bannière
N’a jamais en marchant fait un pas en arrière,
Un chanoine lui seul triomphant du prélat
Du rochet à nos yeux ternira-t-il l’éclat ?
Non, non : pour te couvrir de sa main redoutable,
Accepte de mon corps l’épaisseur favorable.
Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain
Fais voler ce Quinault qui me reste à la main.
A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage.
Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,
Le prend, se cache, approche, et, droit entre les yeux,
Frappe du noble écrit l’athlète audacieux.
Mais c’est pour l’ébranler une faible tempête,
Le livre sans vigueur mollit contre sa tête.
Le chanoine les voit, de colère embrasé :
Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé,
Et jugez si ma main, aux grands exploits novice,
Lance à mes ennemis un livre qui mollisse.
A ces mots il saisit un vieil Infortiat,
Grossi des visions d’Accurse et d’Alciat,
Inutile ramas de gothique écriture,
Dont quatre ais mal unis formaient la couverture,
Entouré à demi d’un vieux parchemin noir,
Où pendait à trois clous un reste de fermoir.
Sur l’ais qui le soutient auprès d’un Avicenne,
Deux des plus forts mortels l’ébranleraient à peine :
Le chanoine pourtant l’enlève sans effort,
Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort,
Fait tomber à deux mains l’effroyable tonnerre.
Les guerriers de ce coup vont mesurer la terre,
Et, du bois et des clous meurtris et déchirés,
Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés.

Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
Il maudit dans son cœur le démon des combats,
Et de l’horreur du coup il recule six pas.
Mais bientôt rappelant son antique prouesse
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
Il part, et, de ses doigts saintement allongés,
Bénit tous les passants, en deux files rangés.
Il sait que l’ennemi, que ce coup va surprendre,
Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre,
Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux
Crier aux combattants : Profanes, à genoux !
Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage,
Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage :
Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit.
Le long des sacrés murs sa brigade le suit :
Tout s’écarte à l’instant ; mais aucun n’en réchappe ;
Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.
Evrard seul, en un coin prudemment retiré,
Se croyait à couvert de l’insulte sacré :
Mais le prélat vers lui fait une marche adroite,
Il l’observe de l’oeil ; et tirant vers la droite,
Tout d’un coup tourne à gauche, et d’un bras fortuné
Bénit subitement le guerrier consterné.
Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,
Se dresse, et lève en vain une tête rebelle ;
Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect,
Et donne à la frayeur ce qu’il doit au respect.
Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire
Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire ;
Et de leur vain projet les chanoines punis
S’en retournent chez eux, éperdus et bénis.

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