Poème '03 – Chant troisième' de Nicolas BOILEAU dans 'Le Lutrin'

03 – Chant troisième

Nicolas BOILEAU
Recueil : "Le Lutrin"

Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour.
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue,
Et présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui le fuit semblent le suivre des yeux.
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres,
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré.
Des désastres fameux ce messager fidèle
Sait toujours des malheurs la première nouvelle,
Et, tout prêt d’en semer le présage odieux,
Il attendait la nuit dans ces sauvages lieux.
Aux cris qu’à son abord vers le ciel il envoie,
Il rend tous ses voisins attristés de sa joie.
La plaintive Prognée de douleur en frémit ;
Et, dans les bois prochains, Philomène en gémit.
Suis-moi, lui dit la Nuit. L’oiseau plein d’allégresse
Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse.
Il la suit : et tous deux, d’un cours précipité,
De Paris à l’instant abordent la cité ;
Là, s’élançant d’un vol que le vent favorise,
Ils montent au sommet de la fatale église.
La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
Observe les guerriers, les regarde marcher.
Elle voit le barbier qui, d’une main légère,
Tient un verre de vin qui rit dans la fougère ;
Et chacun, tour à tour s’inondant de ce jus,
Célébrer, en riant, Gilotin et Bacchus.
Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée
Se promet dans mon ombre une victoire aisée :
Mais allons ; il est temps qu’il connaissent la Nuit.
A ces mots, regardant le hibou qui la suit,
Elle perce les murs de la voûte sacrée ;
Jusqu’à la sacristie elle s’ouvre une entrée
Et, dans le ventre creux du pupitre fatal,
Va placer de ce pas le sinistre animal.

Mais les trois champions, pleins de vin et d’audace,
Du palais cependant passent la grande place ;
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
De l’auguste chapelle ils montent les degrés.
Ils atteignaient déjà le superbe portique
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt
L’amas toujours entier des écrits de Haynaut :
Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche,
Des veines d’un caillou, qu’il frappe au même instant,
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée,
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée.
Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit,
Est pour eux un soleil au milieu de la nuit.
Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude :
Ils passent de la nef la vaste solitude,
Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
En percent jusqu’au fond la ténébreuse horreur.

C’est là que du lutrin gît la machine énorme :
La troupe quelque temps en admire la forme.
Mais le barbier, qui tient les moments précieux :
Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux,
Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple :
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat le contemple.
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler.
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
Que du pupitre sort une voix effroyable.
Brontin en est ému, le sacristain pâlit ;
Le perruquier commence à regretter son lit.
Dans son hardi projet toutefois il s’obstine ;
Lorsque des flanc poudreux de la vaste machine
L’oiseau sort en courroux, et, d’un cri menaçant,
Achève d’étonner le barbier frémissant :
De ses ailes dans l’air secouant la poussière,
Dans la main de Boirude il éteint la lumière.
Les guerriers à ce coup demeurent confondus ;
Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus :
Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s’affaiblissent,
D’une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,
Le timide escadron se dissipe et s’enfuit.

Ainsi lorsqu’en un coin, qui leur tient lieu d’asile,
D’écoliers libertins une troupe indocile,
Loin des yeux d’un préfet au travail assidu
Va tenir quelquefois un brelan défendu :
Si du vaillant Argas la figure effrayante
Dans l’ardeur du plaisir à leurs yeux se présente,
Le jeu cesse à l’instant, l’asile est déserté,
Et tout fuit à grand pas le tyran redouté.

La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce,
Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace,
Et, malgré la frayeur dont leurs cœurs sont glacés,
S’apprête à réunir ses soldats dispersés.
Aussitôt de Sidrac elle emprunte l’image :
Elle ride son front, allonge son visage,
Sur un bâton noueux laisse courber son corps,
Dont la chicane semble animer les ressorts ;
Prend un cierge en sa main, et d’une voix cassée,
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée.

Lâches, où fuyez-vous ? quelle peur vous abat ?
Aux cris du vil oiseau vous cédez sans combat ?
Où sont ces beaux discours jadis si pleins d’audace ?
Craignez-vous d’un hibou l’impuissante grimace ?
Que feriez-vous, hélas, si quelque exploit nouveau
Chaque jour, comme moi, vous traînait au barreau ;
S’il fallait, sans amis, briguant une audience,
D’un magistrat glacé soutenir la présence,
Ou, d’un nouveau procès, hardi solliciteur,
Aborder sans argent un clerc de rapporteur ?
Croyez-moi, mes enfants, je vous parle à bon titre :
J’ai moi seul autrefois plaidé tout un chapitre ;
Et le barreau n’a point de monstres si hagards,
Dont mon oeil n’ait cent fois soutenu les regards.
Tous les jours sans trembler j’assiégeais leurs passages.
L’Eglise était alors fertile en grands courages :
Le moindre d’entre nous, sans argent, sans appui,
Eût plaidé le prélat, et le chantre avec lui.
Le monde, de qui l’âge avance les ruines,
Ne peut plus enfanter de ces âmes divines :
Mais que vos cœurs, du moins, imitant leurs vertus,
De l’aspect d’un hibou ne soient pas abattus.
Songez quel déshonneur va souiller votre gloire,
Quand le chantre demain entendra sa victoire.
Vous verrez tous les jours le chanoine insolent,
Au seul mot de hibou, vous sourire en parlant.
Votre âme, à ce penser, de colère murmure :
Allez donc de ce pas en prévenir l’injure ;
Méritez les lauriers qui vous sont réservés,
Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez.
Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle.
Marchez, courez, volez où l’honneur vous appelle.
Que le prélat, surpris d’un changement si prompt,
Apprenne la vengeance aussitôt que l’affront.

En achevant ces mots, la déesse guerrière
De son pied trace en l’air un sillon de lumière ;
Rend aux trois champions leur intrépidité,
Et les laisse tout pleins de sa divinité.

C’est ainsi, grand Condé, qu’en ce combat célèbre,
Où ton bras fit trembler le Rhin, l’Escaut et l’Ebre,
Lorsqu’aux plaines de Lens nos bataillons poussés
Furent presque à tes yeux ouverts ou renversés,
Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives,
Rallia d’un regard leurs cohortes craintives ;
Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux,
Et força la victoire à te suivre avec eux.

La colère à l’instant succédant à la crainte,
Ils rallument le feu de leur bougie éteinte :
Ils rentrent ; l’oiseau sort : l’escadron raffermi
Rit du honteux départ d’un si faible ennemi.
Aussitôt dans le chœur la machine emportée
Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée.
Ses ais demi-pourris, que l’âge a relâchés,
Sont à coups de maillet unis et rapprochés.
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent,
Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent.
Et l’orgue même en pousse un long gémissement.

Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ?
Tu dors d’un profond somme, et ton cœur sans alarmes
Ne sait pas qu’on bâtit l’instrument de tes larmes !
Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil,
T’annonçait du lutrin le funeste appareil ;
Avant que de souffrir qu’on en posât la masse,
Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ;
Et, martyr glorieux d’un point d’honneur nouveau
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau.

Mais déjà sur ton banc la machine enclavée
Est, durant ton sommeil, à ta honte élevée.
Le sacristain achève en deux coups de rabot ;
Et le pupitre enfin tourne sur son pivot.

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