Poème '02 – Livre II' de Jacques DELILLE dans 'Traduction en vers des Géorgiques de Virgile'

02 – Livre II

Jacques DELILLE
Recueil : "Traduction en vers des Géorgiques de Virgile"

J’ai chanté les guérets et le cours des saisons ;
Soyez à votre tour l’objet de mes leçons,
Beaux vergers, sombres bois, et vous, riches vendanges.
Viens ! Tout répète ici ton nom et tes louanges ;
Viens, Bacchus ! De tes dons ces coteaux sont couverts ;
L’automne a sur son front tressé tes pampres verts ;
Et déjà sur les bords de la cuve fumante
S’élève en bouillonnant la vendange écumante :
Descends de tes coteaux, mets bas ton brodequin,
Et rougissons nos pieds dans des ruisseaux de vin.
Et toi, de qui la main vint m’ouvrir la barrière,
Mécène, soutiens-moi dans ma longue carrière.
Que d’autres de la fable empruntent les atours ;
Que leur muse s’égare en de vagues détours :
Le vrai seul est mon but, et toi seul es mon guide.
Sur la fleur des objets glissons d’un pas rapide :
Pour tout approfondir, tout peindre dans mes vers,
La nature est trop vaste, et tes moments trop chers.
Les arbres, de la terre agréable parure,
Sortent diversement des mains de la nature.
Les uns, sans implorer des soins infructueux,
Dans les champs, sur les bords des fleuves tortueux,
Naissent indépendants de l’industrie humaine :
Ainsi le souple osier se reproduit sans peine ;
Tels sont l’humble genêt, les saules demi-verts,
Et ces blancs peupliers balancés dans les airs.
D’autres furent semés ; ainsi croissent l’yeuse,
Qui redouble des bois l’horreur religieuse ;
Le châtaignier couvert de ses fruits épineux,
Et le chêne, à Dodone interprète des dieux.
Plusieurs sont entourés de rejetons sans nombre :
Ainsi le cerisier aime à voir sous son ombre
S’élever ses enfants ; ainsi ces vieux ormeaux
Sur leur jeune famille étendent leurs rameaux ;
Et même le laurier, que le Pinde révère,
Lève son front timide à l’abri de son père.
Tels, sans les soins de l’art, d’elle-même autrefois
La nature enfanta les vergers et les bois,
Et les humbles taillis, et les forêts sacrées.
Depuis, l’art, se frayant des routes ignorées,
Par des moyens nouveaux créa de nouveaux plants.
Là d’un arbre fécond les rejetons naissants,
Par le tranchant acier séparés de leur père,
Vont recevoir ailleurs une sève étrangère ;
Ici des souches d’arbre, ou des rameaux fendus,
Ou des pieux aiguisés, à nos champs sont rendus :
Celui-ci courbe en arc la branche obéissante,
Et dans le sol natal l’ensevelit vivante ;
Cet autre émonde un arbre, et plante ses rameaux,
Qui dans son champ surpris deviennent arbrisseaux.
Un aride olivier, surpassant ces prodiges,
Des éclats d’un vieux tronc pousse de jeunes tiges.
De rameaux étrangers un arbre s’embellit,
D’un fruit qu’il ignorait son tronc s’enorgueillit ;
Le poirier sur son front voit des pommes éclore,
Et sur le cornouiller la prune se colore.
Connais donc chaque espèce, et soigne sa beauté ;
D’un fruit sauvage encore adoucis l’âpreté :
Point d’arbres négligés, point de terres oisives ;
Couvrons de pampre Ismare, et Taburne d’olives.
L’arbre né de lui-même étale fièrement
De ses rameaux pompeux le stérile ornement ;
La nature se plut à parer son ouvrage :
Mais qu’on prête à sa tige un rameau moins sauvage,
Ou qu’il soit transplanté dans un sol plus heureux ;
Dompté par la culture, il comblera tes vœux.
Tels encor, si tu veux les ranger dans la plaine,
Ces faibles rejetons paieront un jour ta peine ;
Par l’ombre de leur père étouffé aujourd’hui,
Stériles avortons, ils languissent sous lui.
L’arbre qu’on a semé, croissant pour un autre âge,
À nos derniers neveux réserve son ombrage ;
Sa tige même enfante un fruit décoloré ;
Le pommier méconnaît son suc dénaturé ;
La grappe est des oiseaux la honteuse pâture.
Tous ces arbres enfin ont besoin de culture ;
Que tous soient transplantés, rangés dans les sillons,
Et qu’à force de soins on achète leurs dons.
Mais chacun d’eux exige un art qu’il faut connaître.
De tronçons enfouis l’olivier veut renaître :
D’un rameau sort un myrte agréable à Vénus ;
Et les ceps provignés sont plus chers à Bacchus.
Avec plus de succès on transplante le frêne,
L’arbre de Jupiter, celui du fils d’Alcmène,
Le coudrier noueux, les palmiers toujours verts,
Et le sapin, qui croît pour affronter les mers.
D’autres seront greffés : sur les plaines stériles
On porte du pommier les rejetons fertiles :
Le hêtre avec plaisir s’allie au châtaignier ;
La pierre abat la noix sur l’aride arboisier ;
Le poirier de sa fleur blanchit souvent le frêne ;
Et le porc, sous l’ormeau, broya le fruit du chêne.
Cet art a deux secrets dont l’effet est pareil :
Tantôt, dans l’endroit même où le bouton vermeil
Déjà laisse échapper sa feuille prisonnière,
On fait avec l’acier une fente légère :
Là d’un arbre fertile on insère un bouton,
De l’arbre qui l’adopte utile nourrisson :
Tantôt des coins aigus entrouvrent avec force
Un tronc dont aucun nœud ne hérisse l’écorce :
À ces branches succède un rameau plus heureux.
Bientôt ce tronc s’élève en arbre vigoureux ;
Et, se couvrant des fruits d’une race étrangère,
Admire ces enfants dont il n’est pas le père.
Le même arbre d’ailleurs, diversement produit,
Voit changer son feuillage et varier son fruit.
La terre, dans les bois, nourrit sous plusieurs formes
La race des lotos, des cyprès et des ormes ;
Les saules ne sont pas les mêmes en tous lieux :
L’olive, ainsi qu’au goût, est différente aux yeux :
En des moules divers la nature la jette,
En globe l’arrondit, ou l’allonge en navette.
La poire est distinguée, ici par sa grosseur ;
Là, par son coloris ; plus loin, par sa douceur.
L’une mûrit l’été, l’autre tombe en automne ;
Celle-ci dans l’hiver à la main s’abandonne.
Notre vigne fleurit suspendue aux ormeaux ;
La grappe de Lesbos rampe sur les coteaux ;
Les raisins sont tardifs, ou se pressent d’éclore ;
Le pourpre les rougit, ou le safran les dore :
Ceux-ci sur les rochers se cuiront lentement,
Ceux-là s’amolliront dans l’airain écumant.
Ici d’un jus vermeil la sève généreuse
Dans nos veines répand une chaleur heureuse ;
Là les esprits fumeux de ce vin sans couleur
Enchaîneront la langue et les pas du buveur.
Vois les vins blancs de Thase et de Maréotide :
L’un veut un terrain gras, et l’autre un sol aride.
Rhétie, on vante au loin tes vins délicieux ;
Mais Hébé verserait notre Falerne aux dieux.
Veut-on boire un vin fort ? On choisit l’Aminée,
Vainqueur heureux du Tmole, et même du Phanée.
Argos est renommé par ses vins bienfaisants,
Dont la sève résiste à l’injure des ans.
Et toi, divin nectar que Rhodes nous envoie,
Du convive assoupi viens réveiller la joie.
Puis-je encore oublier ces énormes raisins…
Mais qui pourrait compter et nommer tous ces vins ?
On compterait plutôt sur les mers courroucées
Les vagues, vers les bords par l’aquilon poussées ;
On compterait plutôt, dans les brûlants déserts,
Les sables que les vents emportent dans les airs.
Tout sol enfin n’est pas propice à toute plante :
Le saule aime une eau vive, et l’aune une eau dormante ;
Le frêne veut plonger dans un coteau pierreux :
Au bord riant des eaux les myrtes sont heureux.
Le soleil sur les monts cuit la grappe dorée ;
Et l’if s’épanouit au souffle de Borée.
De l’aurore au couchant parcourons l’univers.
Les différents climats ont des arbres divers :
Chez l’arabe l’encens embaume au loin la plaine ;
Sur les rives du Gange on voit noircir l’ébène.
Là d’un tendre duvet les arbres sont blanchis,
Ici d’un fil doré les bois sont enrichis ;
Le Nil du vert acanthe admire les feuillages ;
Le baume, heureux Jourdain, parfume tes rivages ;
Et l’Inde au bord des mers voit monter ses forêts
Plus haut que ses archers ne font voler leurs traits.
Vois les arbres du Mède et son orange amère,
Qui, lorsque la marâtre aux fils d’une autre mère
Verse le noir poison d’un breuvage enchanté,
Dans leur corps expirant rappelle la santé.
L’arbre égale en beauté celui que Phébus aime ;
S’il en avait l’odeur, c’est le laurier lui-même.
Sa feuille sans effort ne se peut arracher ;
Sa fleur résiste au doigt qui la veut détacher,
Et son suc, du vieillard qui respire avec peine,
Raffermit les poumons et parfume l’haleine.
Mais l’Inde et ses forêts, et leur riche trésor,
Et le Gange, et l’Hermus qui roule un limon d’or,
Et les riches parfums que l’Arabie exhale,
À l’antique Ausonie ont-ils rien qui s’égale ?
Colchos, pour labourer tes vallons fabuleux,
Mets au joug des taureaux étincelants de feux ;
Que des dents d’un dragon les fatales semences
Hérissent tes guérets d’une moisson de lances.
Le blé pare nos champs, le raisin nos coteaux ;
J’y vois mûrir l’olive, et bondir nos troupeaux.
Ici l’ardent coursier s’échappe au loin sur l’herbe :
Là paissent la génisse et le taureau superbe,
Qui, baignés d’une eau pure, et couronnés de fleurs,
Conduisent aux autels nos fiers triomphateurs.
Deux fois nos fruits sont mûrs, deux fois nos brebis pleines ;
Même au sein des hivers, l’été luit dans nos plaines :
Mais ce sol ne nourrit ni le tigre inhumain,
Ni le poison qui trompe une imprudente main.
Nul lion n’y rugit, et jamais sur l’arène
Une hydre épouvantable à longs plis ne s’y traîne :
Partout sont de beaux champs qu’éclairent de beaux cieux,
Où la nature est riche, et l’art industrieux.
Vois ces forts suspendus sur ces rochers sauvages,
Ces fleuves dont nos murs couronnent les rivages :
La mer de deux côtés nous présente son sein ;
Vingt lacs autour de nous ont creusé leur bassin.
Ici le Lare étend son enceinte profonde ;
Là, tel qu’un océan, le Bénac s’enfle et gronde.
Peindrai-je ces beaux ports, ce hardi monument
Qui maîtrise l’orgueil d’un fougueux élément ;
Et, dans les lacs voisins lui laissant un passage,
Présente à nos vaisseaux une mer sans orage ?
Fouille ces champs féconds : le fer, l’argent, l’airain,
L’or même, en longs ruisseaux circulent dans leur sein ;
Ces champs ont vu fleurir cent peuples redoutables,
Les Sabins belliqueux, les Marses indomptables,
Et ces Liguriens qu’indigne le repos,
Et ces Volsques, armés d’énormes javelots.
Ces champs ont enfanté les Dèces, les Emiles,
Les braves Scipions, les généreux Camilles ;
Toi surtout, toi César, qui sur des bords lointains
Soumets l’Inde tremblante à l’aigle des Romains.
Terre féconde en fruits, en conquérants fertile,
Salut ! Je chante un art à ta grandeur utile ;
Du Permesse pour toi les canaux sont rouverts,
Hésiode aux Romains va parler dans mes vers.
Maintenant des terrains distinguent la nature,
Leur force et leur couleur, leurs fruits et leur culture.
D’abord le sol pierreux de ces arides monts,
D’argiles entremêlées, hérissés de buissons,
De l’arbre de Pallas aime l’utile ombrage :
En veux-tu des garants ? Vois l’olivier sauvage
Sur ces coteaux chéris croître de toutes parts,
Et sur la terre au loin semer ses fruits épars.
Mais ces terrains féconds que la nature engraisse,
Qui regorgent de sucs, où croît une herbe épaisse,
Tels qu’au pied de ces rocs s’étend ce beau vallon,
Où l’eau des monts voisins porte un riche limon,
Si des feux du midi le soleil les éclaire,
S’ils présentent au soc l’importune fougère,
Ils te prodigueront des vins délicieux.
Ces vins brillant dans l’or, et versés pour les dieux,
Lorsque, auprès des taureaux immolés à leur gloire,
Le toscan, sous ses doigts, fait résonner l’ivoire.
Voudrais-tu faire envie aux bergers tes rivaux ?
Les forêts de Tarente appellent tes troupeaux :
Va dans ces prés ravis à ma chère Mantoue,
Où le cygne argenté sur les ondes se joue ;
Là tout rit aux pasteurs, la beauté du vallon,
La fraîcheur des ruisseaux, l’épaisseur du gazon ;
Et tout ce qu’un long jour consume de pâture,
La plus courte des nuits le rend avec usure.
Enfin pour le froment choisis ces terrains forts,
Pleins de sucs au dedans, noirâtres au dehors,
Dont la terre est broyée, et pour qui la nature
Semble avoir épargné les frais de la culture.
Aucun champ ne verra tant de bœufs attelés
T’apporter à pas lents le tribut de ses blés.
Tel encor ce terrain couvert d’un bois stérile,
Que son maître rougit de laisser inutile.
D’une main indignée il y porte le fer,
Détruit les vieux palais des habitants de l’air :
L’oiseau tremblant s’enfuit de ses toits qu’on ravage,
Et le soc rajeunit cette plaine sauvage.
Mais fuis ce mont pierreux, dont le maigre terrain
Offre à peine à l’abeille un humble romarin ;
Fuis de ce tuf ingrat la rudesse indocile,
Et ce fonds plein de craie où gît l’affreux reptile ;
Aucun champ ne fournit à ses enfants impurs
Ni d’aliments plus doux, ni d’asiles plus sûrs.
Pour ce terrain poreux où l’air trouve un passage,
Qui pompe sa vapeur et l’exhale en nuage ;
Que tapisse à nos yeux un gazon toujours frais,
Où le coûtre brillant ne se rouille jamais,
Ce fonds se prête à tout, pourvu qu’on le cultive :
Il se couvre d’épis, il fait mûrir l’olive ;
La vigne, si je veux, s’y marie aux ormeaux,
Ou dans des prés fleuris il nourrit mes troupeaux.
Telles on aime à voir ces campagnes fécondes,
Que le Clain trop souvent engloutit sous ses ondes :
Tels les champs du Vésuve, et ces heureux vallons
Dont la riche Capoue admire les moissons.
Apprenons maintenant par quelle épreuve sûre
On peut des sols divers distinguer la nature.
Ici la terre est forte, et Cérès la chérit ;
Ailleurs elle est légère, et Bacchus lui sourit.
Pour ne pas t’y tromper, que la bêche la sonde.
Creuse dans son enceinte une fosse profonde :
Ce qui vient d’en sortir, il faut l’y repousser ;
Sur ce monceau poudreux bondis pour l’affaisser.
Descend-il sous les bords ? Cette terre est légère ;
Là ton troupeau s’engraisse, ou ta vigne prospère.
Si cet amas épais, rebelle à ton effort,
Refuse de rentrer dans le lieu dont il sort,
À la plus forte terre il faut dès lors t’attendre :
Que tes plus forts taureaux gémissent pour la fendre.
Mais ce terrain amer qu’aucun soin n’adoucit,
Où l’arbre de Pallas jamais ne réussit,
Où le cep dégénère, où le blé craint de naître,
Apprends par quel moyen tu peux le reconnaître.
Sous tes toits enfumés prends ces paniers de joncs
Dont le tissu n’admet que de faibles rayons ;
Ces vases du pressoir, où des raisins qu’on foule
En ruisseaux épurés le jus brillant s’écoule.
Là, pour mieux l’éprouver, j’ordonne que ta main
Détrempe d’une eau douce et presse ce terrain :
Ces eaux, pour s’échapper se frayant une route,
Coulent le long des joncs, et tombent goutte à goutte :
Alors fais-en l’essai ; ton palais révolté
Connaît ce sol ingrat à leur triste âcreté.
Un sol maigre est celui qui, prompt à se dissoudre,
Sitôt qu’on l’a touché, tombe réduit en poudre.
Un terrain gras, semblable à la gomme des bois,
S’amollit dans tes mains et s’attache à tes doigts.
La hauteur de l’herbage annonce un fonds humide :
Ah ! De ces jeunes blés crains la beauté perfide !
De la couleur du sol l’œil décide aisément,
Et la main de son poids t’informe sûrement :
Mais son froid meurtrier coûte plus à connaître ;
Quelquefois cependant les plantes qu’il fait naître,
Le pin, le lierre noir, les ifs contagieux,
De ce défaut secret avertiront tes yeux.
Enfin à ton vignoble as-tu choisi sa terre ?
Dès lors, pour la dompter, qu’on lui fasse la guerre.
Il faut entrecouper le penchant des coteaux,
Et retourner la glèbe élevée en monceaux ;
Que les froids aquilons, que l’hiver la mûrissent,
Et que tes bras nerveux sans cesse l’amollissent.
Si tu le peux encor, que le cep transplanté,
Retrouve un sol pareil au sol qu’il a quitté :
Le jeune arbuste ainsi jamais ne dégénère,
Et ne s’aperçoit pas qu’il a changé de mère.
Plusieurs même, observant dans l’endroit dont il sort,
Quel côté vit le sud, et quel côté le nord,
Conservent ces aspects qu’ils gravent sur l’écorce.
Tant de nos premiers ans l’habitude a de force !
Mais avant de creuser, de peupler les sillons,
Il faut choisir d’abord de la plaine ou des monts.
On peut presser les rangs dans de grasses campagnes ;
On doit les élargir au penchant des montagnes :
Enfin dans les vallons, comme sur les coteaux,
Qu’ils soient distribués en espaces égaux.
Vois de longs bataillons rangés sur une plaine
Où flotte de l’airain la lueur incertaine,
Avant qu’un choc affreux confonde tous ces bras,
Quand Mars prélude encore à l’horreur des combats,
Imite de ces rangs l’exacte symétrie,
Non pour flatter les yeux par ta vaine industrie ;
Mais chaque tige ainsi peut croître en liberté,
Et le suc se partage avec égalité.
Apprends aussi combien tu dois creuser la terre,
Qui de tes jeunes plants sera dépositaire.
Comme tes nourrissons diffèrent en grandeur,
Il faut que leur berceau diffère en profondeur.
Dans un léger sillon la vigne croît sans peine ;
L’arbre doit plus avant s’enfoncer dans la plaine,
Surtout le chêne altier, qui, perdu dans les airs,
De son front touche aux cieux, de ses pieds aux enfers.
Aussi les noirs torrents, les vents et la tempête,
En vain rongent ses pieds, en vain battent sa tête :
Malgré les vents fougueux, malgré les noirs torrents,
Tranquille, il voit passer les hommes et les temps ;
Et loin de tous côtés tendant ses rameaux sombres,
Seul il jette alentour une immensité d’ombres.
N’attends rien d’une vigne exposée au couchant :
Que le vil coudrier n’affame point ton plant :
Fais choix, pour le former, de la branche nouvelle
Qui reçoit de plus près la sève maternelle ;
Ne la déchire point par un fer émoussé :
Surtout que de tes plants l’olivier soit chassé.
Quelquefois de bergers une troupe imprudente
Laisse au pied de cet arbre une étincelle ardente.
Le feu, nourri du suc dont ce bois est enduit,
Sous l’écorce onctueuse en secret s’introduit ;
Il s’empare du tronc, et, gagnant le feuillage,
Dévore en pétillant l’aliment de sa rage ;
Il court de branche en branche, il s’élance au sommet,
Il vole d’arbre en arbre, il couvre la forêt ;
Et, présentant au loin une plaine enflammée,
Roule un torrent de flamme et des flots de fumée,
Surtout si l’aquilon s’élève en ce moment,
Et chasse devant lui ce vaste embrasement.
Dès lors plus d’espérance : atteints dans leurs racines,
N’attends pas que tes ceps réparent leurs ruines ;
La race en est éteinte, et jamais ne revit :
L’auteur seul de sa mort, l’olivier lui survit.
Tu n’iras pas non plus, quand le froid la resserre,
Confier vainement tes vignes à la terre :
Alors son suc oisif, glacé dans ses canaux,
Refuse de nourrir les jeunes arbrisseaux.
Avec plus de succès les vignes sont plantées,
Soit lorsque, déployant ses ailes argentées,
L’ennemi des serpents vient, après les frimas,
Retrouver les beaux jours dans nos riants climats ;
Soit lorsque le soleil, sur son char plus rapide,
De l’été vers l’hiver conduit l’automne humide.
Mais le printemps surtout seconde tes travaux ;
Le printemps rend aux bois des ornements nouveaux :
Alors la terre, ouvrant ses entrailles profondes,
Demande de ses fruits les semences fécondes.
Le dieu de l’air descend dans son sein amoureux,
Lui verse ses trésors, lui darde tous ses feux,
Remplit ce vaste corps de son âme puissante ;
Le monde se ranime, et la nature enfante.
Dans les champs, dans les bois, tout sent les feux d’amour ;
L’oiseau reprend sa voix ; les zéphyrs, de retour,
Attiédissent les airs de leurs molles haleines ;
Un suc heureux nourrit l’herbe tendre des plaines ;
Aux rayons doux encor du soleil printanier
Le gazon sans péril ose se confier ;
Et la vigne, des vents bravant déjà l’outrage,
Laisse échapper ses fleurs, et sortir son feuillage.
Sans doute le printemps vit naître l’univers ;
Il vit le jeune oiseau s’essayer dans les airs ;
Il ouvrit au soleil sa brillante carrière,
Et pour l’homme naissant épura la lumière.
Les aquilons glacés et l’œil ardent du jour
Respectaient la beauté de son nouveau séjour.
Le seul printemps sourit au monde en son aurore ;
Le printemps tous les ans le rajeunit encore ;
Et, des brûlants étés séparant les hivers,
Laisse du moins entre eux respirer l’univers.
Tes ceps sont-ils plantés ? Il faut couvrir de terre,
Engraisser de fumier, le lit qui les resserre :
Là, que la pierre ponce aux conduits spongieux,
Que l’écaille poreuse, enfouie avec eux,
Laisse pénétrer l’air dans leurs couches fécondes,
Et du ciel orageux interceptent les ondes.
J’ai vu des vignerons, du ciel favorisés,
Couvrir leurs ceps de pierre ou de vases brisés :
Ainsi du chien brûlant ils évitent l’haleine ;
Ainsi la froide hyade inonde en vain la plaine.
Mais à la terre, enfin, dès qu’ils sont confiés,
Que souvent le hoyau la ramène à leurs pieds :
Qu’on y pousse la bêche ; et, sans rompre les lignes,
Que le soc se promène au travers de tes vignes.
Puis tu présenteras aux naissants arbrisseaux
Ou des appuis de frêne, ou de légers roseaux ;
La vigne les rencontre ; et l’arbuste timide,
Conduit sur les ormeaux par ce fidèle guide,
Bientôt unit son pampre à leurs feuillages verts ;
Comme eux soutient l’orage, et les suit dans les airs.
Quand ses premiers bourgeons s’empresseront d’éclore,
Que l’acier rigoureux n’y touche point encore :
Même lorsque dans l’air, qu’il commence à braver,
Le rejeton moins frêle ose enfin s’élever,
Pardonne à son audace en faveur de son âge ;
Seulement de ta main éclaircis son feuillage.
Mais enfin, quand tu vois ses robustes rameaux
Par des nœuds redoublés embrasser les ormeaux,
Alors saisis le fer ; alors sans indulgence
De la sève égarée arrête la licence ;
Borne des jets errants l’essor présomptueux,
Et des pampres touffus le luxe infructueux.
Surtout que de buissons la vigne environnée
Evite des troupeaux la dent empoisonnée ;
Que la génisse avide et les chevreaux gloutons
Respectent sa faiblesse et ses jeunes boutons :
L’hiver dont les frimas engourdissent la terre,
L’été qui fend la plaine et qui brûle la pierre,
Lui seraient moins cruels que ces vils animaux,
Dont la dent déshonore et flétrit ses rameaux.
Aussi le dieu du vin, pour expier ce crime,
Partout sur ses autels veut un bouc pour victime :
Un bouc était le prix de ces grossiers acteurs
Qui, de nos jeux brillants barbares inventeurs,
Sur un char mal orné promenaient dans l’Attique
Leurs théâtres errants et leur scène rustique ;
Et, de joie et de vin à la fois enivrés,
Sur des outres glissants bondissaient dans les prés.
Nos Latins, à leur tour, ont des fils de la Grèce
Transporté dans leurs jeux la bachique allégresse :
Ils se forment d’écorce un visage hideux,
Entonnent pour Bacchus des vers grossiers comme eux ;
Et de l’objet sacré de leurs bruyants hommages
Suspendent à des pins les mobiles images.
Soudain l’aspect du dieu fertilise les monts,
Les arides coteaux, les humides vallons.
Gloire, honneur à ce dieu ! Célébrons ses mystères ;
Chantons pour lui les vers que lui chantaient nos pères ;
Qu’un bouc soit par la corne entraîné vers l’autel.
Préparons de ses chairs un festin solennel ;
Et que le coudrier, de ses branches sanglantes,
Perce de l’ennemi les entrailles fumantes.
La vigne veut des soins sans cesse renaissants ;
De la terre trois fois il faut fendre les flancs,
Sans cesse retrancher les feuilles inutiles,
Sans cesse tourmenter des coteaux indociles.
Le soleil tous les ans recommence son cours :
Ainsi roulent en cercle et ta peine et tes jours.
Même lorsque le cep, privé de sa parure,
Cède aux froids aquilons un reste de verdure,
Déjà le vigneron, reprenant ses travaux,
Bien loin vers l’autre année étend ses soins nouveaux ;
Déjà, d’un fer courbé, la serpette tranchante
Taille et forme à son gré la vigne obéissante.
Veux-tu de ses trésors t’enrichir tous les ans ?
Prends le premier la bêche et les hoyaux pesants ;
Retranche le premier les sarments inutiles ;
Le premier jette au feu leurs dépouilles fragiles ;
Renferme leurs appuis ; remets-les le premier :
Pour boire du nectar vendange le dernier.
Deux fois de pampres verts la vigne est surchargée ;
Deux fois d’herbage épais sa tige est assiégée.
Ne désire donc point un enclos spacieux :
Le plus riche est celui qui cultive le mieux.
Ne faut-il pas encor, le long des marécages,
Dans le fond des forêts, au penchant des rivages,
Couper le saule inculte et le houx épineux,
Et marier la vigne aux ormeaux amoureux ?
Enfin au dernier rang tu parviens avec joie :
Tout ton plant façonné sous tes yeux se déploie,
Et je t’entends chanter la fin de tes travaux.
Eh bien ! La bêche encor doit fouiller tes coteaux ;
Et, quand la grappe enfin mûrit sous son feuillage,
Pour noyer ton espoir, il suffit d’un orage.
L’olivier, par la terre une fois adopté,
De ces pénibles soins n’attend pas sa beauté :
Fouille à ses pieds le sol qui nourrit sa verdure,
C’est assez : dédaignant une vaine culture,
Et la serpe tranchante, et les pesants râteaux,
L’arbre heureux de la paix voit fleurir ses rameaux.
Tel encor, quand les ans ont augmenté sa force,
Quand son tronc est muni d’une plus dure écorce,
L’arbre fruitier, sans nous, s’élève dans les airs ;
Sans nous, mille arbrisseaux de leurs fruits sont couverts.
Sur le buisson inculte on voit rougir la mûre,
Et l’abri des oiseaux donne aussi leur pâture.
Que d’arbres en tous lieux multipliés par nous !
Ah ! Du moins plantez-les, puisqu’ils croissent sans vous.
Pour nos jeunes chevreaux les aliziers fleurissent,
Du suc des pins altiers les flambeaux se nourrissent.
Mais pourquoi te parler de ces rois des forêts ?
Tout sert, même le saule et les humbles genêts ;
Le miel leur doit des sucs, les troupeaux du feuillage,
Les moissons des remparts, les pasteurs de l’ombrage.
J’aime et des sombres buis le lugubre coup d’œil,
Et de ces noirs sapins le vénérable deuil,
J’aime à voir ces forêts qui croissent sans culture,
Où l’art n’a point encor profané la nature :
Ces bois même, d’Athos enfants infructueux,
Et l’éternel jouet des vents impétueux,
Dans leur stérilité sont encore fertiles.
Pour former nos lambris leurs arbres sont utiles :
Ici, taillés en char, là, courbés en vaisseaux,
Ils roulent sur la terre, ils voguent sur les eaux.
Le saule prête aux ceps sa branche obéissante ;
L’orme donne aux troupeaux sa feuille nourrissante :
L’if en arc est ployé ; le cormier fait des dards ;
Le myrte de Vénus fournit des traits à Mars.
Le tilleul cependant cède au fer qui le creuse ;
Le buis, au gré du tour, prend une forme heureuse ;
L’aune léger fend l’onde ; et des jeunes essaims
Le vieux chêne en ses flancs recèle les larcins.
Les trésors de Bacchus valent-ils ces richesses ?
Mortels, défiez-vous de ses faveurs traîtresses :
C’est par lui que l’on vit les Centaures vaincus,
Et Pholus immolé par la main de Rhétus ;
Et, le plus menaçant de cette horrible troupe,
Hylée à l’ennemi lançant sa large coupe.
Ah ! Loin des fiers combats, loin d’un luxe imposteur,
Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur !
Fidèle à ses besoins, à ses travaux docile,
La terre lui fournit un aliment facile.
Sans doute, il ne voit pas, au retour du soleil,
De leur patron superbe adorant le réveil,
Sous les lambris pompeux de ses toits magnifiques,
Des flots d’adulateurs inonder ses portiques ;
Il ne voit pas le peuple y dévorer des yeux
De riches tapis d’or, des vases précieux ;
D’agréables poisons ne brûlent point ses veines ;
Tyr n’altéra jamais la blancheur de ses laines ;
Il n’a point tous ces arts qui trompent notre ennui ;
Mais que lui manque-t-il ? La nature est à lui :
Des grottes, des étangs, une claire fontaine
Dont l’onde, en murmurant, l’endort sous un vieux chêne ;
Un troupeau qui mugit, des vallons, des forêts :
Ce sont là ses trésors, ce sont là ses palais.
C’est dans les champs qu’on trouve une mâle jeunesse ;
C’est là qu’on sert les dieux, qu’on chérit la vieillesse :
La justice, fuyant nos coupables climats,
Sous le chaume innocent porta ses derniers pas.
Ô vous, à qui j’offris mes premiers sacrifices,
Muses, soyez toujours mes plus chères délices !
Dites-moi quelle cause éclipse dans leur cours
Le clair flambeau des nuits, l’astre pompeux des jours ;
Pourquoi la terre tremble, et pourquoi la mer gronde ;
Quel pouvoir fait enfler, fait décroître son onde ;
Comment de nos soleils l’inégale clarté
S’abrège dans l’hiver, se prolonge en été ;
Comment roulent les cieux, et quel puissant génie
Des sphères dans leur cours entretient l’harmonie.
Mais si mon sang trop froid m’interdit ces travaux,
Eh bien ! Vertes forêts, prés fleuris, clairs ruisseaux,
J’irai, je goûterai votre douceur secrète :
Adieu, gloire, projets. ô coteaux du Taygète,
Par les vierges de Sparte en cadence foulés,
Oh ! Qui me portera dans vos bois reculés ?
Où sont, ô Sperchius, tes fortunés rivages ?
Laissez-moi de Tempé parcourir les bocages ;
Et vous, vallons d’Hémus, vallons sombres et frais,
Couvrez-moi tout entier de vos rameaux épais.
Heureux le sage, instruit des lois de la nature,
Qui du vaste univers embrasse la structure,
Qui dompte et foule aux pieds d’importunes erreurs,
Le sort inexorable et les fausses terreurs ;
Qui regarde en pitié les fables du Ténare,
Et s’endort au vain bruit de l’Achéron avare !
Mais trop heureux aussi qui suit les douces lois
Et du dieu des troupeaux et des nymphes des bois !
La pompe des faisceaux, l’orgueil du diadème,
L’intérêt, dont la voix fait taire le sang même,
De l’Ister conjuré les bataillons épais,
Rome, les rois vaincus, ne troublent point sa paix :
Auprès de ses égaux passant sa douce vie,
Son cœur n’est attristé de pitié ni d’envie :
Jamais aux tribunaux, disputant de vains droits,
La chicane pour lui ne fit mugir sa voix :
Sa richesse, c’est l’or des moissons qu’il fait naître ;
Et l’arbre qu’il planta chauffe et nourrit son maître.
D’autres, la rame en main, tourmenteront la mer,
Ramperont dans les cours, aiguiseront le fer :
L’avide conquérant, la terreur des familles,
Egorge les vieillards, les mères et les filles,
Pour dormir sur la pourpre et pour boire dans l’or ;
L’avare ensevelit et couve son trésor ;
L’orateur au barreau, le poète au théâtre,
S’enivrent de l’encens d’une foule idolâtre ;
Le frère égorge un frère, et va sous d’autres cieux
Mourir loin des lieux chers qu’habitaient ses aïeux.
Le laboureur en paix coule des jours prospères :
Il cultive le champ que cultivaient ses pères :
Ce champ nourrit l’État, ses enfants, ses troupeaux,
Et ses bœufs, compagnons de ses heureux travaux.
Ainsi que les saisons, sa fortune varie :
Ses agneaux au printemps peuplent sa bergerie ;
L’été remplit sa grange, affaisse ses greniers ;
L’automne d’un doux poids fait gémir ses paniers ;
Et les derniers soleils, sur les côtes vineuses,
Achèvent de mûrir les grappes paresseuses.
L’hiver vient ; mais pour lui l’automne dure encor :
Les bois donnent leurs fruits, l’huile coule à flots d’or.
Cependant ses enfants, ses premières richesses,
À son cou suspendus disputent ses caresses :
Chez lui de la pudeur tout respecte les lois ;
Le lait de ses troupeaux écume entre ses doigts ;
Et ses chevreaux, tout fiers de leur corne naissante,
Se font en bondissant une guerre innocente.
Les fêtes, je le vois partager ses loisirs
Entre un culte pieux et d’utiles plaisirs :
Il propose des prix à la force, à l’adresse ;
L’un déploie en luttant sa nerveuse souplesse ;
L’autre frappe le but d’un trait victorieux,
Et d’un cri triomphant fait retentir les cieux.
Ainsi les vieux Sabins vivaient dans l’innocence ;
Ainsi des fiersToscans s’agrandit la puissance ;
Ainsi Rome, aujourd’hui reine des nations,
Seule en sa vaste enceinte a renfermé sept monts.
Même avant Jupiter, avant que l’homme impie
Du sang des animaux osât souiller sa vie,
Ainsi vivait Saturne : alors d’affreux soldats
Au bruit des fiers clairons ne s’entr’égorgeaient pas ;
Et le marteau pesant, sur l’enclume bruyante,
Ne forgeait point encor l’épée étincelante.
Mais ma seconde course a duré trop longtemps,
Et je détèle enfin mes coursiers haletants.

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Jacques DELILLE

Portait de Jacques DELILLE

Jacques Delille, souvent appelé l’abbé Delille, né à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) le 22 juin 1738 et mort à Paris dans la nuit du 1er au 2 mai 1813, est un poète français.
Delille porta quelque temps le titre d’abbé parce qu’il possédait l’abbaye de Saint-Séverin ; mais il ne suivit pas la carrière... [Lire la suite]

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